LEO
La porte de la cage s’ouvre, le fouet claque et Léo n’a pas d’autre choix que de s’avancer dans le chapiteau pour prendre place sur un petit tabouret chromé. Le dompteur se place devant lui et agite le fouet sous son nez.
Léo tente de l’attraper avec sa patte et pousse un grognement. La foule retient son souffle. Il sait parfaitement qu’il ne ferait qu’une bouchée de ce petit humain arrogant qui ne cesse de le maltraiter. Mais ensuite quoi ? S’il se débarrasse de ce celui-ci, une dizaine d’autres arriveront pour le maitriser et cela ne ferait qu’empirer les choses.
Et voilà qu’il place sa tête dans sa gueule…ce serait tellement simple de mettre fin à tout ça.
LIONEL
Lionel, coincé dans ce costume trop serré pour mettre en valeur sa musculature imposante, se tient derrière son chef. Voilà en quoi consiste son travail, être présent. Son contrat a beau le définir comme garde de corps, il se sent plutôt comme une statue humaine, un faire-valoir organique.
_Lionel ! Fais-moi un café ! Et n’oublie pas le sucre cette fois.
Gérard, son chef, ne mesure pas plus d’1m65 et tente de compenser sa petite taille par sa nervosité et son arrogance. Comme un roquet qui aboie sans arrêt pour se donner de l’importance.
LEO
Il sait parfaitement qu’il n’est aucunement la star de ce numéro. Toute l’admiration du public va au dompteur, cet être formidable, sans peur, capable de dominer des bêtes féroces. Mais sans Léo, le numéro n’a plus aucun sens. Et le dompteur n’est plus qu’un être humain comme les autres, avec ses faiblesses et ses doutes.
LIONEL
Il ne se fait pas d’illusion et sait qu’il n’est qu’un accessoire. Son impressionnante carrure n’est qu’un élément de décoration permettant à son chef d’imposer le respect. Après tout, s’il laisse ce nabot lui donner des ordres sans broncher, ne lui confère-t-il pas tout son pouvoir ? Et les clients reconnaissent ce pouvoir, et le craigne.
Lionel aimerait parfois lui rabattre le caquet, rétablir l’équilibre en lui assénant une bonne claque derrière la tête lorsqu’il emploie cet insupportable ton condescendant. Mais il a besoin de ce travail pour régler ses dettes, se nourrir, préparer sa retraite…
LEO
Le numéro est bientôt fini, il se dresse sur ses pattes arrières et pousse un rugissement sonore, qui fait frémir le public. Le torse du dompteur se gonfle d’orgueil, et fait claquer son fouet d’un geste théâtral pour faire taire le lion, montrer qui est le maître du cirque. Malheureusement, il ne retient pas sa main et le fouet claque sur le museau de Léo qui se recule par réflexe, surpris. Une douleur fulgurante enflamme ses babines et quelque chose se brise dans son esprit, une limite a été franchie. Une barrière explose.
Il est temps de remettre l’humain à sa place. Le dompteur, qui ne s’est pas aperçu de son erreur, s’est déjà retourné en levant les bras, comme pour accueillir les acclamations du public.
Léo s’élance, attrape le bras tenant le fouet entre ses crocs puissants et mord jusqu’à sentir le tissu du costume se déchirer et les os craquer.
Alors ? Qui dompte qui maintenant ?
LIONEL
Réunion importante. Clients importants. Les négociations n’ont pas l’air de trop bien se dérouler, le chef est nerveux. Lionel dépose le café sur le bureau et reprend sa place, les mains croisés devant lui, jambes légèrement écartées, la position la moins fatigante lorsqu’il faut rester debout durant des heures.
Son chef attrape l’anse de la tasse entre le pouce et l’index et la porte à sa bouche. Il boit une gorgée de café, qu’il recrache ausitôt sur les pieds de Lionel.
_Je t’avais dit sucré ! Mais c’est incroyable ! T’es stupide ou quoi ? C’est compliqué de faire un café ? Trop de sang dans les muscles ? Plus assez pour le cerveau ?
Lionel n’en peut plus, un voile rouge lui passe devant les yeux et, sans réfléchir, il envoie sa main, bien à plat, sur la joue du petit homme. La tête de ce dernier bascule si fort et si vite que le corps entier la suit dans sa trajectoire et renverse la chaise à roulette.
Assis sur le sol, une main sur sa mâchoire, le chef le regarde, bouche bée.
_ Ca, c’était ma démission. J’en ai marre d’être traité comme un chien, va falloir que tu trouves quelqu’un d’autre pour supporter tes conneries ! Et, pour ton information, le petit bout de métal sert à remuer ton café, sinon le sucre reste au fond. Connard.
Une fois sa tirade terminée, Lionel réajuste son costume et quitte la pièce dans un silence absolu, sous les regards ahuris de son ex patron et de ses clients.
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.