SAMEDI SOIR
Depuis son emménagement, Carl n’avait pas encore eu l’occasion
de se détendre et de profiter de son nouvel appartement. Ce samedi soir était
donc parfait pour se faire sa petite pendaison de crémaillère perso.
Au programme : Téléphone éteint, un bon petit plat
cuisiné, le dernier film d’action américain ( beaucoup d’explosions, très peu
de scénario ), puis la lecture du dernier tome de la Roue du Temps accompagné
des meilleurs albums de rock psyché des années 70. Des vraies petites vacances.
Carl démarra donc son film en dégustant son poulet curry, se
laissant absorber par la succession d’images qui défilait devant ses yeux.
Une fois son repas terminé, il s’allongea dans son canapé, enveloppé
à la fois d’un duvet et d’un profond sentiment de satisfaction. Devant lui, une
grande métropole américaine se faisait ravager par un troupeau d’hostiles
extra-terrestres.
Soudain, le mur de son salon, celui qu’il partageait avec
son voisin, se mit à vibrer. Trois coups sourds retentirent.
Malgré son inquiétude à l’idée que son voisin de palier
puisse être atteint de troubles psychologiques, il ne fallut pas longtemps à
Carl pour se replonger dans son film. Par deux fois, le phénomène se reproduisit,
à intervalles réguliers.
Probablement une machine à laver, se dit-il.
Carl coupa la vidéo à l’apparition du générique et lança une
play list préparée spécialement pour l’occasion. Du Doors, du Led Zeppelin, du
Pink Floyd, le tout enrobé de quelques morceaux de post rock bien longs. Ce qui
méritait une petite hausse du volume.
Quinze minutes plus tard, alors que Rand, accompagné d’un
mix d’Aiel, d’Ashamans et d’Aes Sedai, se préparait à décimer une armée de
vilains Trollocs, ce fut au tour de son sol de vibrer. Pareil. Trois fois.
Etrange. Le voisin du dessous aussi serait bon pour l’asile ?
Peut-être tentait-il une nouvelle position sexuelle avec sa femme ? Que
son appartement était bas de plafond ? L’idée le fit sourire, sans l’inquiéter plus
que ça.
Puis encore une fois.
Carl coupa la musique pour identifier la source du bruit,
mais n’eut que du silence à interpréter…Bon…Il remit la musique.
Le sol vibra encore quelques fois pendant un morceau de
Sepultura qui s’était perdu au milieu de sa sélection. Puis silence.
Puis sa sonnette retentit.
Se demandant qui pouvait bien passer chez lui à cette heure
tardive, pendant sa soirée détente, qui plus est.
La sonnette retentit à nouveau.
« Oui, oui, j’arrive ! »
Carl ouvrit la porte sur son voisin, qui semblait
passablement mécontent.
« Ca va pas, non ? » s’exclama Mr Portinot
« Bonsoir…quoi ??? » Répondit Carl,
interloqué…
« Ca va pas de mettre la musique aussi fort ? Ca
fait au moins dix fois qu’on vous le dit ! »
« Ah bon ? Mais c’est la première fois que je vous
vois ce soir. Vous avez sonné avant ? »
« Vous avez pas entendu ? Mme Flicouni a tapé
contre le mur toute la soirée ! Et j’ai cassé mon balai sur le plafond ! »
« De…je…quoi ??? »
« Ca fait deux heures qu’on vous demande de baisser la
musique ! »
« Encore une fois, Mr Portinot, c’est la première fois
que je vous vois ce soir. »
« Les coups sur les murs, et au plafond ! C’était
pour vous dire de baisser la musique ! »
« Houlà, j’ai peur de comprendre…êtes-vous en train de
me dire que dans cet immeuble, la communication entre voisins se fait à travers
les murs ? »
« Ben si vous tenez absolument à faire des grandes
phrases, oui, c’est ça ! »
« D’accord, j’en prends note. Excusez donc pour le
bruit, je ne pensais pas déranger. »
En entendant ses excuses, le voisin sembla se calmer,
tentant de justifier sa perte de sang-froid.
« Ben c’est pas grave, mais vous comprenez, je
travaille demain et Mme Flicouni élève seule ses enfants en bas-âge, c’est pas
facile pour elle… »
« Non, non mais je comprends, je mettrais la musique
moins fort la prochaine fois. Et donc, vous me confirmez donc qu’il est d’usage
de communiquer avec ses voisins à travers les murs dans cet immeuble ? »
« Ben oui, c’est plus simple, dans certains cas. Bon,
je vais pas vous déranger plus longtemps, j’ai une grosse journée demain… »
« Aucun problème, bonne nuit donc, Mr Portinot, et
encore désolé… » Dit Carl en fermant la porte.
L’annonce de Mr Portinot venait de faire sauter une limite
dans son esprit, laissant la place à une infinité de possibilités. Carl allait
bien s’amuser dans son nouvel appartement.
DIMANCHE MATIN
A peine Carl avait-il ouvert les yeux que l’incident de la
veille lui revint en mémoire.
Il resta quelques minutes au lit à méditer sur la situation
puis se leva tranquillement, enfila un T-shirt, un pantalon et hurla à tue-tête :
« AAAH, QU’EST-CE QUE J’AI BIEN DORMI ! C’EST
HALLUCINANT COMME MON NOUVEAU SOMMIER ME CHANGE LA VIE ! AVANT J’AVAIS UN
VIEUX SOMMIER EN BOIS QUI ME DONNAIT MAL AU DOS, LA, C’EST LE JOUR ET LA NUIT.
AH, AH, LE JOUR ET LA NUIT ! VOUS AVEZ COMPRIS ? ET J’AI MÊME PAS
FAIT EXPRES ! »
Il tendit l’oreille quelques secondes, pas de réponse…puis
un nouveau-né se mit à pleurer. Bon, les voisins devaient être absents.
Carl se servit un bol de cornflakes qu’il avala rapidement
avant de s’allumer une cigarette. A peine fut-elle éteinte, qu’une sensation
familière lui contracta l’estomac.
« Houlà, comme quoi, la bonne vieille formule ‘Corn
flakes, clope, caca’ reste valide… »
Il se précipita dans les toilettes, s’assit en catastrophe et
vida bruyamment ses intestins en poussant un soupir de soulagement.
Une porte claqua dans l’appartement d’à côté.
« AH BEN VOUS ETES LA ? DESOLE POUR LE BRUIT, HEIN ?
CA DOIT ETRE LE POULET CURRY D’HIER QUI ETAIT PRESSE DE SORTIR ! CA ME
FAIT TOUJOURS CA ! MA MERE DISAIT QUE J’AI UN DIGESTION SUPER RAPIDE !
PROBABLEMENT PAS UN TERME MEDICAL, HEIN ? AH AH ! »
« MAIS ? MAIS ? IL VA FERMER SA GUEULE, OUI ? »
Content d’avoir enfin une réponse, Carl reprit de plus
belle.
« AH , MAIS VOUS ETES PAS AU COURANT ? C’EST MR
PORTINOT, IL A DIT QU’ON COMMUNIQUAIT A TRAVERS LES MURS ICI ! LA, IL DOIT
ETRE AU BOULOT, IL TRAVAILLE LE DIMANCHE, VOUS SAVEZ ? CA DOIT PAS ETRE
FACILE ! VOUS POURREZ LUI DEMANDER QUAND IL RENTRERA ! »
Carl passa ainsi sa journée à commenter en détail à haute
voix chacune de ses actions. Les voisins semblaient apprécier sa tentative pour
s’intégrer à la vie de l’immeuble et l’encourageait en lui balançant toutes
sortes d’insultes.
Lorsque Mr Portinot revint de sa journée de travail, Carl
essaya, sans succès, d’engager la conversation.
Il lui vint alors une idée…peut-être ne l’entendait-il pas ?
Sachant qu’il entendait bien la musique, il suffit à Carl de brancher un micro
sur sa chaine hifi pour amplifier sa voix. Dans un souci d’efficacité, il
plaqua également les enceintes face contre le sol, histoire qu’il n’ait pas à
se répéter. La communication était extrêmement importante entre voisins.
« BONSOIR MR PORTINOT ! CA VA ? C’ETAIT PAS
TROP DUR LA JOURNEE ? DESOLE POUR LES LARSENS, MES ENCEINTES NE SONT PAS
DE TRES BONNE QUALITE ! JE LES AIE ACHETEES SUR INTERNET ALORS C’EST UN
PEU LE BORDEL POUR LES RETOURNER ! C’EST CA LE PROBLEME AVEC LES ACHATS
SUR INTERNET ! C’EST PRATIQUE MAIS DES QU’ON A UN PROBLEME… »
Le sol se mit soudain à vibrer. Trois coups qui firent
trembler le vaisselier.
« AH, VOUS N’AVEZ PAS D’AMPLI ? VOUS VOULEZ FAIRE
CA EN MORSE ? CA VA PAS ETRE FACILE MAIS JE VAIS ESSAYER ! JE CONNAIS
JUSTE COMMENT ON FAIT SOS ! »
Il illustra ses paroles en sautant 9 fois sur le sol, trois
fois rapidement, trois fois plus espacées, puis à nouveau trois rapides.
Carl alla se coucher tôt ce soir-là, car il devait partir au
travail à 6h30, mais il fut satisfait de constater que personne n’était venu
sonner à sa porte. Tous les messages avaient été transmis via ce moyen de
communication fort pratique.
LUNDI MATIN, 6h30.
« BON, JE VAIS AU BOULOT, MOI ! PAS FACILE LE
LUNDI, HEIN ? »
LUNDI SOIR
« WOW , VOUS AVEZ VU LES INFOS ? C’EST FOU,
HEIN ? METTEZ LA 2 ! VOUS ETES SUR LA 2 ? »
« FERME TA GUEULE OU J’APPELLE LES FLICS ! »
« PARDON ? J’AI PAS BIEN ENTENDU ! Y A UN MUR
ENTRE NOUS QUAND MEME, FAUT PARLER PLUS FORT ! »
VENDREDI SOIR
La semaine s’était déroulée sans incident particulier. Carl
continuait à dialoguer régulièrement avec ses voisins, chantant des berceuses
aux enfants, commentant l’état de son transit intestinal. Cette technique de
commmunication était si efficace que, lorsqu’il les croisait dans les
escaliers, ses voisins détournaient les yeux et ne décrochaient pas un mot. Ils
n’avaient plus rien à dire. Tout avait déjà été dit. Quelle chance de partager
une telle intimité avec ses voisins de paliers.
Il s’était même acheté un micro HF pour pouvoir se promener
dans tout son appartement sans être embêté par le fil.
Carl se prépara un bon bain bien chaud, pour se détendre
après une longue semaine de travail, commentant les furoncles à l’allure
bizarre qui poussaient sur ses fesses, dans le micro, posé sur le bord de la
baignoire.
Une fois son inspection terminée, il s’appuya sur le rebord
de la baignoire pour attraper le livre qu’il avait posé sur le panier de linge
sale.
Malheureusement, sa main mouillée glissa sur l’email,
rompant son équilibre précaire. Carl virevolta et heurta violemment la
baignoire de son dos. Le choc provoqua une onde de douleur fulgurante dans son
corps, puis soudainement, plus rien.
Lorsqu’il reprit connaissance, Carl gisait la tête en bas,
sur le sol tandis que ses jambes pendaient dans la baignoire pleine d’eau
encore tiède. Son dos formait un angle bizarre. Il tenta de s’appuyer sur son
coude pour se redresser, mais son bras n’obéit pas. Ni le reste de son corps d’ailleurs.
Il était paralysé.
« Aie… » . Miracle ! Sa voix marchait encore !
Il pouvait appeler au secours !
« AIDEZ MOI ! »
« JE SUIS TOMBE ! JE SUIS PARALYSE ! »
Le microphone, trop loin, tourné dans la mauvaise direction,
ne le captait pas.
Carl hurla à tue-tête, décrivant sa situation, mais le
volume de sa voix était faible, ses poumons comprimés par la position de son
corps, qui eut été inconfortable s’il avait pu ressentir quoi que ce soit.
Il continua d’appeler au secours pendant plusieurs heures.
Vers 22h30, Mr Portinot, pris de remords décida d’aller voir
ce qui se passait. Il monta les escaliers et tomba face à face avec Mme
Flicouni, qui tenait son fils endormi dans ses bras. Ils se fixèrent longuement,
hochèrent la tête lentement, et regagnèrent leurs appartements respectifs, sans un bruit.
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