Piégé
Baptiste repéra un
siège libre au fond du bus et s’empressa de le rejoindre avant que
le chauffeur ne redémarre, de peur de se retrouver à effectuer
cette petite course maladroite liée à l’accélération subite.
Un exemplaire du
quotidien local l’attendait à sa place, probablement abandonné
par un voyageur précédent.
« Tant mieux,
ça me fera de la lecture... »
30 mn de bus le
séparaient de son lieu de travail. Baptiste était assistant
commercial chez un fabricant de fauteuils de bureau depuis 5 ans
maintenant et, sans être transcendant, cela lui permettait de vivre
correctement et de maintenir la tête hors de l’eau financièrement.
Suite à la
naissance de sa fille Nia, sa compagne Mylène et lui avaient décidé
de sauter le pas et d’acheter une petite maisonnette en périphérie
de la ville, s’engageant sans hésiter sur le chemin de la famille
française standard.
Le journal titrait
en gros :
Climat
: "Nous sommes en train de perdre la course", estime le
secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres
Baptiste n’avait
pas besoin de lire cet article. La situation était parfaitement
claire… Les experts estimaient que les activités humaines
détruiraient toute vie sur terre dans les 10 prochaines années et
qu’il était urgent d’inverser la vapeur si l’espèce humaine
voulait éviter l’extinction brutale.
Le nœud à
l’estomac, qui lui était maintenant familier, se resserra. Elevé
à la télévision, Baptiste avait pu nourrir son sentiment
d’impuissance depuis tout petit… D’abord en faisant face aux
guerres dans le monde entier, les famines, les catastrophes
naturelles. Puis les crises économiques, les licenciements, et les
mouvements populaires massifs.
Il s’était peu à
peu insensibilisé à toutes ces mauvaises nouvelles, à part bien
sûr, pour cette douleur au ventre, causée par le stress qui le
reprenait de temps à autre.
Il avait appris à
se faire une raison, des raisons sur le fait qu’il ne pouvait pas
changer le monde à lui tout seul. Il ne pouvait accueillir tous les
réfugiés chez lui, les mendiants dans la rue n’avaient pas
suffisamment fait d’efforts, les problèmes étaient trop
complexes, seuls les experts pourraient y changer quelque chose, les
politiciens étaient élus pour ça.
Et quelque part, au
fond de lui, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il devait
faire confiance à la technologie, aux élus, aux têtes pensantes du
monde entier pour trouver une solution. Et puis, après tout, est-ce
qu’on était bien sûr que tout allait s’effondrer ?
Les alertes
sécheresses avaient commencé en Avril cette année. Les seuls
insectes qu’il voyait étaient des punaises pour la plupart, il
n’avait pas vu d’hirondelles malgré la chaleur et il n’avait
pas encore eu besoin de tondre sa pelouse. Autant de signes de plus
en plus difficiles à ignorer….
Chaque jour, il
prenait le bus pour aller au travail plutôt que sa voiture. Il
achetait bio et triait ses déchets mais ces gestes lui semblaient
dérisoires par rapport à la gravité de la situation… Et chaque
jour, il se rendait au bureau, passait des appels, agrafait des
documents ensemble pour s’assurer que tous les magasins de France
étaient fournis en fauteuils de bureau.
Le monde s’effritait
littéralement autour de lui mais comme toujours, il n’était pas
touché. Pas de guerres, pas de famine, pas d’événements violents
directement observables. Jusqu’ici tout allait bien.
Il admirait ces gens
qui quittaient leur emploi ou abandonnaient leurs études pour se
lancer à corps perdu dans une lutte pour inverser la destruction de
la nature. Mais s’il quittait son emploi, comment nourrirait-il
sa famille ? Comment paierait-il son crédit ?
Et s’il quittait
son emploi, et que finalement il ne se passait rien ? Toutes ces
années passées à trouver un boulot correct pour avoir une vie
normale, devait-il vraiment jeter par la fenêtre tous les efforts
déjà accomplis ? Et pour faire quoi ? Qui était-il pour
faire une quelconque différence ?
D’autres gens plus
qualifiés étaient sur le coup.
Et en gardant son
boulot, il n’avait pas suffisamment de temps et de marge de
manœuvre pour agir à un quelconque niveau… Nia faisait ses dents
et ses nuits étaient très courtes. Il passait le plus clair de ses
journées au travail et était trop fatigué pour faire quoi que ce
soit le weekend entre le ménage, les courses et un minimum de temps
en famille.
Il se sentait pris
au piège. Peu à peu, le monde s’écroulait autour de lui et son
seul refuge était devenu sa routine, ses habitudes. Tant que tout ça
tenait, il y avait encore de l’espoir. Son cocon était encore
intact. Ca ne servait à rien de se faire du mal et de penser à
toutes ces choses négatives.
La voix métallique
annonçant son arrêt le sortit de sa spirale négative. A sa sortie
du bus, une femme habillée de vêtements colorés lui tendit un
petit flyer.
« Rejoignez le
front de libération du temps ! »
Pris par surprise,
Baptiste n’eut pas le temps d’adopter la posture du « non
merci, je ne suis pas intéressé » et se retrouva à tenir le
petit bout de papier en balbutiant un timide merci.
Avant de le jeter,
il prit tout de même la peine de l’examiner.
Front de Libération du Temps !
Nous gardons vos
enfants !
Nous faisons
votre ménage et votre lessive !
Nous offrons le
repas pour toute votre famille !
Gratuitement !
Rejoignez le
Front de Libération du Temps en adhérant en prenant ces
engagements :
Je m’engage
solennellement à investir le Temps Libéré dans une action pour
préserver la planète et l’espèce humaine ou à l’utiliser pour
libérer le Temps de personnes engagées dans de telles actions.
Rendez-vous du
lundi au vendredi à partir de 19h au 10 rue du Passereau pour un
repas gratuit pour en savoir plus !
Venez en
famille !
« Tiens...Rue
du Passereau...C’est à 10 min à pied de chez moi…. »
Une porte qui s’ouvre
Baptiste, Mylène et Nia se rendirent au 10, rue du passereau, une maison résidentielle, 3 fois plus grande que la leur, sans portail ou sonnette.
Des rires et des voix enjouées parvenaient de l’arrière cour. Ils décidèrent de les suivre, poussant Nia dans son landau.
Une énorme tente barnum verte recouvrait tout le jardin, illuminée par de grandes guirlandes à LED.
2 hommes à l’entrée pédalaient tranquillement en discutant, perchés sur des vélos d’appartement, qui apparemment alimentaient tout l’éclairage.
A l’intérieur, une trentaine de personnes s’affairaient à éplucher des légumes, laver des piles d’assiette et nettoyer les tables et bancs qui peuplaient l’espace.
Un homme en costard cravate s’approcha d’eux, souriant, en tendant la main :
« Bonjour et bienvenue ! Vous êtes nouveaux, il me semble ? Je m’appelle Hugo. »
Baptiste prit la main offerte et se présenta à son tour :
« Bonjour, je m’appelle Baptiste, voici Mylène et Nia. Et oui, c’est la première fois que nous venons. Pouvez-vous nous guider ? »
« Enchanté ! Et bien sûr, je suis là pour ça ! On ne va pas tarder à commencer l’introduction pour les nouveaux de toute façon. Prenez place, vous pouvez vous servir à manger là bas, les assiettes et couverts sont là et quand vous avez terminé, il faudra les laver dans les bacs à vaisselle qui sont ici, à droite. L’introduction dure 15 minutes, tout sera plus clair ensuite ! »
La petite famille se servirent des assiettes, purée et légumes bouillis avec une sauce tomate à l’ail et s’installèrent.
Quelques minutes plus tard, une femme agée se leva et prit la parole :
« Bonjour à tous ! »
« Bonjour ! » reprit la salle en choeur .
« Pour ceux qui ne me connaissent pas, je m’appelle Thérèse et ce soir, c’est moi qui vais lancer le mouvement !
Vous êtes ici au QG local du Front de Libération du Temps ! »
Quelques acclamations, applaudissements et sifflements retentirent.
« le Front de Liberation du Temps est un mouvement citoyen libre, auto organisé dont le but est simple : utiliser l’entraide et la coopération pour se donner les moyens d’agir et construire une société respectueuse de l’humain et de la planète !
Toutes les ressources du FLT sont offertes du moment que vous vous engagez à respecter la charte :
Je m’engage
solennellement à investir le Temps Libéré dans une action pour
préserver la planète et l’espèce humaine ou à l’utiliser pour
libérer le Temps de personnes engagées dans de telles actions. »
La
majeure partie de la salle reprirent ces paroles en choeur avec
Thérèse.
«Le
FLT a été créé suite au constat suivant : les humains ne
sont pas mauvais, ne cherchent pas à détruire sciemment le monde
qu’ils habitent, ils sont piégés dans des ornières créées par
un système qui a fonctionné pendant un temps mais qui est néfaste
pour la survie de l’espèce. Le défi auquel nous avons à faire
face est énorme, sans précédent, et impacte le monde entier sans
exception. Les soi-disants experts, les personnes au pouvoir, les
figures religieuses sont désemparés et ne savent pas plus que nous
comment s’en sortir.
Et
la chose la plus importante, la chose qui manque et qui est à la
fois la raison de l’urgence, la source du pouvoir et la ressource
la plus précieuse est le Temps ! Nous sommes tous coincés dans
les vies que nous avons construites, nous ne pouvons les abandonner
du jour au lendemain et faire tenir ces vies demande du Temps.
Temps
qui n’est plus disponible pour faire ce qui est vraiment
important : Nous sortir de cette situation.
Le
Front de Libération du Temps propose donc de libérer votre temps !
Nous nous organisons pour garder vos enfants pour que vous puissiez
créer un jardin partagé, nous nous occupons de préparer le repas
pendant que vous faites pression sur les élus locaux, nous lavons
votre linge pour que vous puissiez vous former aux méthodes de
désobéissance civile.
En
gros, si vous décidez d’agir, le Front de Libération du Temps se
met à votre service ! »
Applaudissements
et cris de joie retentissent.
« Venez
me voir si vous voulez en savoir plus et bon appétit ! Ce repas
a été préparé par le Front de Libération du Temps avec les
invendus offerts par MagasinBioDuCoin et les légumes récoltés dans
nos potagers FLT ! »
Après
s’être servie, Thérèse vient s’installer à leur table.
« Bonjour,
c’est votre première fois, exact ? »
«Oui,
répond Baptiste, c’est intéressant votre projet !
Malheureusement, je ne vois pas trop comment aider, je suis assistant
commercial, pas ingénieur »
« Effectivement,
si vous partez comme ça …. ah ah ah…. Laissez moi vous poser
quelques questions et on va voir. Est-ce que vous savez faire la
vaisselle ?
« Oui,
ça c’est pas trop compliqué »
« Est-ce
que vous avez un jardin ou une terrasse ? »
« Oui
on a une pelouse de 100m2 »
« Ah
alors parfait ! Pas besoin de chercher plus loin ! Que
diriez-vous de transformer votre pelouse en serre hydroponique pour
nourrir votre famille et partager le surplus avec le FLT ? »
« Il
faut qu’on en discute avec Mylène… qu’en penses-tu ? »
Mylène
acquiesce en souriant
« Ca
fera ça de moins à tondre ! »
« Mais
on ne sait pas gérer une serre » reprend Baptiste.
« Ca
ce n’est pas un problème, dit Thérèse, on va vous apprendre et
vous accompagner . Le fait de vous engager à produire de la
nourriture bio localement vous donne accès aux ressources du FLT.
Notre priorité est de loger et nourrir tout le monde de manière
saine. On va vous former et déployer une équipe pour vous
accompagner sur le projet. Paul, que vous voyez là bas, est
banquier. Il se passionne également pour la permaculture et
l’agroécologie. Le FLT le nourrit et l’aide à s’occuper de sa
mère qui est handicapée. Cela lui a permit de passer à 80 %
et de devenir formateur pour le FLT sur son temps libre. »
« wow... »
« Oui,
on a de plus en plus de gens qui rejoignent le mouvement, on a
maintenant un réseau de couchage sur toute la ville, dans des
salons, des chambres d’amis, etc. ce qui permet de loger les
réfugiés et les SDFs qui en échangent prennent part au FLT. Donc
on a tout ce qu’il faut en médecins et en ingénieurs, ne vous
inquiétez pas ! Nous ne sommes pas encore autonomes en
nourriture mais plus de 1000m2 de toits et de pelouse sont en train
d’être convertis. Je vous encourage à discuter avec les gens ici
pour en savoir plus.»
Fin
de la première partie….
Est-ce
que ça doit rester de la fiction ?
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