Lisa commençait à avoir mal aux pieds, les bords de ses chaussures frottant douloureusement sur des ampoules naissantes.... sans parler de sa gorge sèche... sa gourde était vide depuis une bonne heure au moins et les milliers de personnes qui l'entouraient étaient trop occupées à scander des slogans à l'unisson pour se soucier d'elle.
Heureusement,il ne restait plus longtemps à tenir. La place de la République approchait et elle allait enfin pouvoir trouver un coin d'ombre et un espace pour s'asseoir.
Ce n'était pas sa première manifestation. Voilà maintenant 3 semaines que la foule s'assemblait à Paris pour clamer son mécontentement lié à un nouveau texte de lois poussé par le gouvernement, tous les samedis après midis. Cerné par les CRS, le cortège se déplaçait inlassablement d'un point à un autre, mû par l'énergie de la frustration, saisissant avidement le peu de pouvoir laissé par les institutions pour contribuer à l'évolution du pays.
Aujourd'hui pourtant, quelque chose semblait différent.
Quelques bruits couraient, laissant entendre que la fin de la manifestation réservait des surprises. Lisa distinguait une voix qui s'exprimait à travers un mégaphone, lançant quelques instructions. Une banderole énorme était dressée à l'entrée de la place avec une carte, marquée de plusieurs cercles concentriques autour de la statue centrale.
Chaque cercle était divisé en plusieurs sections, sur lesquelles étaient affichées un titre.
Le cercle le plus proche de la statue s'appelait MOI, divisé en 4 sections : Prendre soin de Moi et de mes besoins, M'éduquer et m'inspirer, Les actions que je veux mener, Mon intention.
Le cercle suivant était appelé NOUS, en 4 sections également : Nos outils pour se coordonner, Mutualiser nos ressources, Notre intention collective, Nos organisations.
Venait ensuite le cercle SOCIETE : Ce qu'on soutient et protège, Contre quoi on lutte, Ce qui doit changer, Le système.
La zone suivante, non définie par un cercle, semblait s'étendre sur le reste de la place et au-delà, divisée en 4 par les lignes fuyantes, LE MONDE : Organisations internationales, Ce qui se passe ailleurs, Ce que le vivant nous apprend, Hors du temps.
Le message au mégaphone devenait de plus en plus clair :
Bienvenue voyageurs ! Vous êtes enfin arrivés à destination ! Nous allons pouvoir ensemble focaliser nos intentions sur notre lutte et imaginer la forme qu'elle doit prendre ! Tout d'abord, venez prendre soin de vous, vous abreuver et vous restaurer ! Vous pourrez ensuite explorer les différents espaces de cette réflexion géante et contribuer à définir nos prochaines actions !
Lisa, sans perdre de temps, s'approcha de la statue pour rejoindre Prendre soin de Moi et de mes besoins où des volontaires distribuaient des verres de citronnade et des barres de céréales. Une fois ravitaillée, elle s'assit à l'ombre d'une tonnelle, avec un soupir de soulagement en sentant le poids de son corps reposer sur le banc de mairie. Autour d'elles, nombres de manifestants profitaient de cette zone, assises par terre, se massant les pieds, s'aspergeant le visage, en jetant des regards curieux sur les autres espaces.
Ayant repris ses forces, elle se rendit sur le M'éduquer et m'inspirer, remplit de fils à linge sur lesquels étaient suspendus des citations, des titres de livres,de films, des références.
De petits groupes de personnes s'agglutinaient autour de certains messages, en pleine conversation....
En marchant, elle finit par arriver dans la zone des actions, bordée de grands panneaux recouverts de papiers, que plusieurs manifestants semblaient remplir de messages à l'aide de feutres qu'ils se passaient.
Elle attrapa un feutre et nota rapidement dans un coin
_ Moi, Lisa, je vais contribuer à l'organisation de ce genre d'événements.
En flanant, elle visita chaque espace, participant à des conversations inspirantes, déconstruisant certains concepts, visitant des stands d'association. Elle joua même le rôle des commerçants locaux dans une sculpture humaine destinée à représenter le système actuel et comprendre ce qui devait bouger et comment pour déjouer les plans du gouvernement.
A chaque espace, elle se nourrissait d'informations, contribuait, déposait des bouts de papiers, des messages, des dessins pour faire grandir le commun qui serait, semble-t-il, ensuite reproduit sur un wiki en ligne, disponible pour celles et ceux qui n'avaient pu être présents.
Son errance se termina par l'espace Hors du temps, une grande fresque reprenant la problématique, avec des questions censées ouvrir les perspectives :
- Comment on faisait il y a 500 ans ?
- Comment on fera dans 500 ans ?
- 3 ans plus tard, on célèbre notre réussite, comment on a fait ? Quelles actions ?
- Qu'est-ce qui nous a amené à cette situation ?
- Si j'avais une machine à voyager dans le temps, qu'est-ce que je modifierais pour m'assurer qu'on prenne les bonnes décisions aujourd'hui ?
Se retournant sur le chemin qu'elle venait de parcourir, elle contempla les centaines de manifestants qui continuaient de discuter, noter, réfléchir, le tout dans une sorte d'effervescence conviviale pour construire cette gigantesque oeuvre collective, et permettre que l'énergie dépensée dans cette lutte soit focalisée sur des actions concrètes et impactantes.
Il ne lui restait plus qu'à trouver où s'inscrire pour contribuer à la prochaine !
(J'ai écrit cette histoire suite à des échanges avec Lilian Ricaud, on peut dire que c'est co-réfléchi :-) )