mercredi 5 août 2020

Les Guérisseurs de Territoires

     Sophie ouvrit l'enveloppe qui contenait son diplôme universitaire "Intelligence Collective : Facilitation, Agilité, Coaching", ne sachant trop qu'en faire.
Devrait-elle l'afficher dans un cadre ? Le ranger avec ses factures ?
Pour elle, il ne s'agissait que d'un point d'étape, le premier pas d'un long voyage. Littéralement. Car sa candidature au programme "Guérisseurs de Territoires" avait été retenue !
D'ici un mois, Sophie entamerait un périple hors du commun, visitant plusieurs villes françaises avec des professionnels du collectif, passés maitres dans l'art de prendre soin du Nous avec un grand N, rompus aux techniques de facilitation et magiciens des Communs Invisibles.


     José lui indiqua d'un geste de la main qu'il faudrait prendre à droite. Tout en marchant, il lui expliquait le contexte, la raison pour laquelle le collectif s'installerait à Crévignex, 1200 habitants, pendant 2 mois.

_Ca sera notre premier contact avec la mairie. Toutes les démarches ont été effectuées par une association locale "Bien Vivre à Crévignex"
_Ah bon ? Vous ne leur avez même pas parlé au téléphone ?
_Non, de toute façon, les conditions sont simples : Vous nous fournissez le gîte et le couvert pendant 2 mois, et on vient soigner votre territoire.

José s'exprimait avec un léger accent du Sud, qui ajoutait à son air jovial. D'abord animateur de centre social, il s'était ensuite orienté vers l'éducation populaire, créant une multitude de vidéos en ligne pour aider les groupes d'humains à coopérer et même parfois vivre ensemble. Cela lui avait suffisamment généré de notoriété et de légitimité pour qu'il puisse lancer diverses expérimentations avec d'autres facilitateurs.
Voilà maintenant 3 ans qu'il avait créé les Guérisseurs de Territoires, avec maintenant 6 caravanes en intelligence collectives qui sillonnaient le pays.

     Il poussa la porte de la mairie en donnant une dernière consigne à Sophie :
_Je vais animer la conversation mais si tu as des questions à lui poser, ou des choses qui te semblent importantes à dire, n'hésites pas.

_Bonjour Mme la Maire, enchanté, je suis José Martin, et voici Sophie Minh.
_Bonjour Mr Martin, Mme Minh, Moi de même, je suis Geneviève Trieste, mairesse de Cévignex depuis maintenant 2 mois. Merci beaucoup à vous d'être venus, vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai hâte de voir ce que vous avez à nous proposer.
_Ah c'est rigolo, on venait également pour savoir ce que vous alliez nous proposer, répliqua José en souriant.
_Ah ? Mais je n'ai rien préparé ? Je ne comprends pas ?
_Ah ah ah, ne vous inquiétez pas, c'est normal, notre approche est un peu déstabilisante quand vous avez l'habitude de travailler avec des cabinets de consultants parisiens. Avant de faire quoi que ce soit, nous sommes d'abord venus pour écouter.
_Oui, je comprends, c'est important de commencer par un diagnostic pour vous adapter à notre territoire.
_Hmm, la posture est un peu différente du diagnostic, vous verrez. En venant, nous avons vu la place du village, est-ce que nous pouvons poser notre roulotte là bas ?
_Oui c'est prévu, la place Laurent Gerra n'est pas utilisée depuis que l'association de Pétanque Cévignexoise a cessé ses activités. Les gens ne s'y arrêtent pas, même si l'ombre des platanes est plutôt bienvenue avec ces chaleurs.
_Ah ? Je n'ai pas vu de bancs ?
_Non, il y en avait un mais personne ne l'utilisait donc on a fini par l'enlever.
_Intéressant...Vous avez bien fait de nous appeler.


     Cévignex, petit village médiéval, était traversé par une route nationale plutôt fréquentée de part en part, qui semblait approvisionner les quelques commerces locaux en clients.
Cette route longeait également la place Laurent Gerra, au sol gravillonneux, agrémentée de quelques platanes.
José ouvrit le coffre de la roulotte et en sortit 2 chaises de camping qu'il déplia à l'ombre.
_Et du coup la prochaine étape c'est quoi ? S'enquit Sophie.
_Ce que j'ai dit. On écoute ! Répondit José en s'asseyant.

Ils restèrent ainsi pendant plusieurs minutes dans un silence relatif, ponctué par le passage des voitures et le roucoulement de quelques pigeons.
De temps à autre, un ou une habitante traversait la place pour se rendre à la pharmacie, lançant des regards curieux, parfois inquiets en direction de la roulotte.

_Sais-tu ce que sont les Communs Invisibles ?
_J'en ai déjà entendu parler mais je n'ai jamais vraiment compris le concept.
_Hmm, ok. Pour moi, le meilleur exemple de Commun Invisible, c'est le tissu social, les liens, les relations entre les gens sur un territoire donné. C'est très difficile à appréhender, à mesurer. Il n'apparait que si on prend le temps de ralentir et d'observer. C'est un peu comme un trou noir, on ne peut pas l'observer directement, mais on peut déduire qu'il est là grâce à son effet sur ce qu'il entoure. A partir du moment où des humains se réunissent dans un espace temps, ce tissu va évoluer, au fur et à mesure des interactions. Un tissu social sain permet une bonne circulation de l'information, et rassure les gens qui en font partie. Il se manifeste par des petits services rendus entre voisins, des fêtes de village, des vieux assis sur un banc. Lorsque les gens s'isolent, se déconnectent, ce tissu dépérit, il se disloque. Et malheureusement, on ne s'en rend vraiment compte que quand on va commencer à avoir besoin les uns des autres... Un coup dur...Une crise....Une inondation... Notre rôle, en tant que Guérisseurs du Territoire, c'est de restaurer ce tissu, d'en faire un filet solide qui va nourrir les habitants. Et ici, on a du travail ! S'exclama José en se levant.

_Sophie, ta mission si tu l'acceptes, va être d'aller à la rencontre de la vie de Cévignex ! Il te faut comprendre où elle se cache, être curieuse, interroger les gens sur ce qu'ils font, ce qu'ils aiment, ce qu'ils aiment faire, ce qu'ils aimeraient faire, etc...
_Ok, mais où est-ce que je commence ? Je dois faire un sondage ?
_Houlà, surtout pas malheureuse ! A partir du moment où tu ranges la vie dans des cases, elle ne peut plus bouger, elle dépérit. Il va falloir la conserver en toi, en générant des conversations, en la prenant ici pour la rendre là.  


     Et peu à peu, José et Sophie partirent à la rencontre des habitants, des commerçants, des enfants, des artisans, des touristes, des personnes âgées pour comprendre qui ils étaient et ce qui les faisaient vibrer.
Ils comprirent peu à peu que la dislocation du ce fameux tissu empêchait les ressources et l'énergie de circuler. Ils identifièrent les points de blocage, renouèrent les liens et peu à peu, la magie finit par opérer.
Une personne exprimait une envie, un besoin, un rêve, et aussitôt, ils faisaient le lien avec une autre qui avait le même rêve, ou pouvait répondre à ce besoin, en disant : Regarde, vous avez ça en commun...

Il apparut que les restaurants et bars fermaient tous le lundi. Aussi, ils utilisèrent ce jour là pour lancer un diner commun, hebdomadaire, sur la place du village. Les tables et bancs de la mairie étaient déployés et chacun venait avec sa contribution pour partager avec tous. Une partie de pétanque se lança... puis une autre... pour finalement déborder sur le mardi, le mercredi et le reste de la semaine.

Sophie et José montèrent du mobilier en palettes, pour accueillir les gens en dehors du lundi soir. Ils finirent par identifier les enthousiastes, les gardiens du territoire, ceux qui prenaient du plaisir à aller vers les gens, à partir à la rencontre des nouvelles personnes. Et ils les aidèrent à voir ce Commun Invisible qu'est le tissu social, à identifier ses manifestations, à l'entretenir.
Ils les formèrent à l'accueil des conflits, à l'organisation d'événements, pour finir sur un atelier commun avec tous les habitants ayant pour thème "S'épanouir à Cevignex" , et c'est à ce moment là, dans l'organisation de cet atelier, que Sophie s'aperçut ce que son Diplôme Universitaire lui avait apporté et de l'importance de ce qu'ils étaient en train de faire.


     Pendant que Sophie terminait de ranger la roulotte, José déplia leurs 2 chaises de camping.
_Ben qu'est-ce que tu fais, on doit y aller, non ? On a 3 heures de route pour atteindre notre prochaine étape.
_Oui je sais, mais viens, prends un moment Sophie, pour écouter une dernière fois.

Ils s'assirent en silence pour prendre conscience des sons du village, de la vie de Cervignex. Ici, des boules de pétanque qui s'entrechoquent. Là, des cris d'enfants qui jouent au loup entre les platanes. Les rires des mamans qui discutent. Des passants qui se saluent à 50 m les uns des autres. Et Sophie s'aperçut que, finalement, le bruit de la vie couvrait presque celui des voitures.

Histoire inspirée par les ateliers Entre Facilitons nous pendant le confinement : https://pad.chapril.org/p/9gsb-entre-facilitons-nous?lang=fr
Largement inspiré du travail de Pôles en pomme 

1 commentaire:

  1. Ne pas perdre une M.I.E.T.T.E Minute d interactions d échanges de trocs Territoriaux et d engagement pour mieux vivre ensemble.

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