dimanche 9 janvier 2011

La musique de la vie

Gustave s’assit sur un banc, et regarda courir Espoir, le sourire aux lèvres. L’été battait son plein, et le labrador s’en donnait à coeur joie, pourchassant les pigeons et les tourterelles, tout en aboyant gaiement, se livrant à un jeu aux règles connues de lui seul. Espoir était son seul véritable ami, le seul sur lequel il puisse compter, le seul qui soit resté à ses côtés, même pendant les moments les plus difficiles, même pendant les hivers les plus froids, le seul.
C’était une de ces journées où il prenait plaisir à traînasser, à marcher sans but, pour apprécier cette chaleur que beaucoup de gens comme lui regretteraient dès les premiers jours de Novembre.
Gustave ramassa un mégot dans le cendrier et sortit une boîte d’allumettes de son vieux pardessus usé, pour l’allumer. Tout en aspirant à grandes bouffées sur sa cigarette, il regardait passer les gens. Autant de passants, autant de vies différentes. Mais ses yeux s’attardaient le plus souvent sur ceux qui déambulaient lentement, la tête baissée, la mine maussade. Ces gens-là respiraient la tristesse à plein poumons, ils ne savaient plus apprécier le soleil, ne voyaient plus la vie, et se laissaient guider par le courant de la foule, le coeur noyé par les regrets. Personne ne pouvait rien pour eux, à part peut-être eux-mêmes.
L’argent ne fait pas le bonheur, tout le monde connaît cette phrase mais très peu la comprennent. Gustave, lui, avait eu tout le temps d’en apprécier le sens. Car il savait ce qui faisait le bonheur, il savait où le trouver. C’est pour cela qu’il avait arrêté de courir après des illusions, d’arpenter le monde à la recherche de quelque chose qui se cachait en fait à l’intérieur de lui-même. Son bonheur à lui, c’était une petite musique, un petit bout de mélodie qui faisait ressurgir dans sa tête les meilleurs instants de sa vie. Quelque part, au plus profond de son être, cet air résonnait continuellement et faisait battre son coeur même s’il ne parvenait pas toujours à l’entendre. Parfois, lorsqu’il était seul, couché dans une station de métro, elle le réchauffait, et le poussait à survivre, lui rappelant que même lorsque tout espoir parait perdu, il reste encore une chance, que les meilleurs moments d’une vie arrivent toujours sans prévenir et qu’il faut savoir les reconnaître.
Gustave appela Espoir, qui se précipita immédiatement pour lui lécher le visage, plusieurs firent des écarts afin d’éviter cette boule de poils crasseuse qui semblait leur foncer droit dessus. Une jeune mère attrapa par le bras son fils qui faisait mine de s’approcher pour le caresser. Les gens ne comprenaient pas que sous cette saleté se cachait l’âme la plus pure qu’ils ne verraient jamais. Aveuglés par les apparences, ils ne parvenaient pas à discerner ce qui fait les véritables qualités d’un ami.
La petite musique se mit à jouer, pour chasser la tristesse qui s’emparait de Gustave. Comment leur faire comprendre ? Comment leur faire entendre cette musique s’ils ne voulaient pas l’écouter ?
Un jeune homme en costume s’arrêta près de lui et offrit un morceau de son sandwich au labrador, puis il écarta sa veste et sortit une cigarette de la poche intérieure, qu’il tendit à Gustave en souriant.
_ Ce n’est pas grand-chose mais je n’ai pas d’argent sur moi.
_ C’est déjà beaucoup, et je vous en remercie. Je prendrai beaucoup plus de plaisir à fumer cette cigarette que je n’en aurais eu à fumer un billet de cent francs.
Le passant éclata de rire et reprit sa route.
_ Bonne journée !
_ Vous aussi, mon jeune ami.
Dans ces moments-là, il savait que tout n’était pas perdu, que la gentillesse et la compassion existait encore dans le coeur de certaines personnes. Gustave coinça la cigarette derrière son oreille et tapota doucement la tête d’Espoir, avant de se lever péniblement.
_ Allez, boule de poils. Il est temps de rentrer.

Ils marchèrent longtemps, traversant ces rues devenues si familières au cours de toutes ces années, s’arrêtant de temps à autre pour saluer les commerçants et bavarder un peu, recevant parfois quelques pièces ou un reste de repas, quelques preuves d’une bonté désintéressée. Gustave savait que les sourires qui accompagnaient ces dons étaient sincères, tous ces gens étaient aussi heureux de donner qu’il l’était de recevoir. Heureux de servir, d’être utiles.
Peu à peu, la nuit tomba, les rues se vidèrent jusqu’à ce qu’ils soient seuls sous le halo blanchâtre des lampadaires.



Espoir marchait patiemment à ses côtés, penchant parfois la tête pour le regarder, comme s’il attendait que l’un d’eux reprenne une conversation tout juste interrompue.
_ Ce soir, nous allons profiter de cette belle nuit étoilée pour dormir au parc, qu’en dis-tu, Espoir ?
Le labrador émit un jappement enjoué qui lui valut une caresse sur la tête, et une petite séance de grattage derrière les oreilles.
_ Marché conclu !
Une fois arrivés au parc, Gustave retira son pardessus et l’utilisa comme couverture, couché sur le dos pour contempler le ciel étoilé. Dans sa tête jouait doucement ce petit air qu’il connaissait si bien. Espoir vint se blottir contre lui en poussant un petit grognement de contentement.
Le vieil homme soupira, exprimant sa lassitude. Une douleur soudaine lui emplit le bras gauche, lui faisant serrer les dents. Le labrador releva la tête, le fixant d’un air inquiet.
_ Et voilà, Espoir. C’est ici que je t’abandonnes, voici venue la fin de ma musique. Je comptes sur toi pour t’occuper d’un autre vieillard et l’aider à vaincre la solitude, comme tu as bien voulu le faire pour moi. Merci à toi, et adieu.
Puis il marmonna en fermant les yeux, se parlant à lui-même.
_ C’est une magnifique soirée pour partir.
Peu à peu, la douleur se fit plus forte, se propageant dans sa poitrine. Mais Gustave ne sentait rien, il était beaucoup trop occupé à écouter cette musique, ce petit air entraînant qui emplissait son corps lentement.

Ce soir-là, plusieurs entendirent un chien qui hurlait, au fond du parc, mais personne ne sut qu’il chantait ses adieux, à sa manière, sur un air que peu de gens connaissent.
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