samedi 22 janvier 2011

Paranoïa


Paul sauta dans la rame de métro et s’assit côté fenêtre, non pas pour contempler le paysage mais parce que cela lui permettait de ne pas avoir à poser son regard sur quelqu’un. En ces temps où la violence devenait une valeur, le moindre croisement de regards pouvait être suivi d’une agression. Mieux valait regarder ses pieds ou les murs noirs du tunnel défilant derrière la vitre, c’était plus sain.
Il détestait prendre le métro, cela le rendait nerveux. Il avait l’impression que tout le monde le jaugeait, certains se demandant quelle somme d’argent il pouvait bien avoir dans les poches, d’autres s’il était fou et s’il allait se mettre à parler tout seul. La plupart du temps, les conversations cessaient après la porte automatique, étouffées par la tension dégagée par chacun. Le degré de méfiance était tel que les banquettes à deux places n’étaient occupées que par une seule personne à la fois et ceux qui restaient debout se cachaient dans les coins en priant pour ne pas se faire remarquer. Paul était quasiment sûr que personne ne viendrait s’asseoir à côté de lui sauf peut-être un assassin ou un pickpocket. La plupart étaient faciles à reconnaître, ils se servaient de l’atmosphère oppressante pour nourrir leur propre folie. Ils étaient les seuls à rester calmes.
Le métro quitta la station, pénétrant dans le tunnel obscur, plongeant tous les passagers dans une semi-obscurité.
Paul commença à rêvasser, bercé par les secousses régulières du wagon, vagabondant dans son esprit, le regard perdu dans le vide.
A la station suivante, la place commença à se faire rare et un homme s’assit à côté de lui. Aussitôt, Paul revint à la réalité. Méfiant, il jeta un coup d’œil discret aux pieds de son voisin.
Les chaussures permettaient généralement d’en dire long sur une personne. Celui-ci portait des bottes noires cirées à la perfection, à moitié recouvertes par un pantalon de smoking fraîchement repassé. Il frappait convulsivement le sol de ses talons, sûrement pour atténuer le stress. Ce genre de personnes ne prenait généralement pas le métro, ils se déplaçaient plutôt en taxi, ne se mêlant à la foule que lorsqu’ils y étaient obligés. Il restait maintenant deux possibilités : soit ce type était un maniaque de la propreté, s’achetant des habits au-dessus de ses moyens pour faire bonne impression, soit il n’avait pas pu prendre un taxi pour une raison ou pour une autre. Dans les deux cas, il ne semblait pas constituer une menace. Paul était même heureux qu’il se soit assis ici car sa tenue vestimentaire attirerait l’attention sur lui au cas où un gang serait en quête d’une victime.
Satisfait, il se remit à examiner son propre reflet dans la vitre. Il avait tout du citadin moyen, un physique normal mais sans plus, des habits propres mais bon marché et pas trop tape-à-l’œil, de quoi passer inaperçu dans la plupart des quartiers de la ville.
Le métro avait repris sa route et se dirigeait maintenant vers l’arrêt de Paul. Il commençait à se dire que ça avait été un trajet plutôt calme lorsque toutes les veilleuses du wagon s’éteignirent, laissant l’obscurité extérieure avaler les passagers. Des cris et des exclamations de surprise fusèrent un peu partout. L’homme d’affaires se tortilla nerveusement sur son siège, heurtant Paul avec ses coudes, mais ce dernier n’y prêta pas attention. Il savait que la gare était proche et il ne tenait vraiment pas à s’attirer des ennuis.
L’autre se calma au bout de quelques secondes, d’un coup, comme s’il s’était endormi brusquement. Apparemment la lumière n’attendait que ça car elle revint un instant plus tard.
Paul lança un coup d’œil à son voisin et vit qu’il ne tambourinait plus des pieds. Il osa alors regarder son visage pour la première fois et découvrit, presque à regret, que ses déductions ne l’avaient pas trompé. Son front était rouge vif, avec au centre un trou plus sombre, probablement fait au couteau. Le sang commençait à couler le long de son nez pour s’écraser à grosses gouttes sur sa cravate.
En essayant au maximum de ne pas céder à l’hystérie, il poussa le cadavre au milieu de l’allée pour dégager le passage et atteindre la porte. Une femme le regardait d’un air épouvanté. Il passa près d’elle et lui glissa à l’oreille.
  • La place est libre, si vous voulez.
Elle continua à le fixer, horrifiée, et le suivit des yeux lorsqu’il sortit, sûrement pour s’assurer qu’il ne reviendrait pas l’agresser.
Paul ne prêta pas attention à elle et s’éloigna, se sentant étrangement bien, content d’avoir su garder la tête froide alors que la plupart des gens autour de lui étaient morts de peur. Il mit les mains dans ses poches et y trouva quelque chose qui n’y était pas auparavant. Il fut envahi par un sentiment mitigé, mélange de peur et de surprise, le sentiment d’avoir mis le doigt sur quelque chose de malsain. Il sortit sa main de sa poche et frotta ses doigts entre eux. Ils étaient mouillés et gluants. En les regardant, il vit avec horreur qu’ils étaient couverts de sang.
Il courut dans des toilettes publiques et les lava longuement, fixant l’eau rosâtre qui s’engouffrait dans le siphon. Quelqu’un entra après lui, et repartit aussitôt, effrayé par cet homme qui ne pouvait être qu’un assassin.
Paul remit la main dans sa poche et trouva un cran d’arrêt. Il l’examina sous toutes ses coutures, n’y comprenant rien. Il montait dans le métro les poches vides, était témoin d’un crime dont il aurait très bien pu être la victime et repartait avec l’arme du crime. Sa surprise était telle qu’il commençait même à se demander si ce n’était pas lui qui avait assassiné son voisin pendant un moment d’égarement, une sorte de transe ou quelque chose comme ça. Etait-il fou ? Peut-être l’avait-il toujours été sans jamais s’en rendre compte. Il lava le couteau, le remit dans sa poche et sortit des toilettes, remettant en question sa santé mentale.
Dans la rue, il avait l’impression que tout le monde le regardait bizarrement, comme s’ils avaient quelque chose à lui reprocher. Peut-être voyaient-ils sur son visage qu’il avait tué un homme.
Il décida de s’arrêter dans un bar pour boire une bière et se calmer un peu. En s’asseyant sur la terrasse, il vit une voiture de police qui se dirigeait vers la bouche de métro. Son cœur fit un bond et il manqua de vomir. Paul ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable alors qu’il était presque sûr de n’avoir rien fait.
Il jeta un regard autour de lui et aperçut un journal sur une table, il alla le chercher et commença à lire pour se détendre.
Au bout de quelques minutes, alors qu’il était plongé dans un article sur la corruption, il entendit une petite fille qui discutait avec sa mère.
  • Dis maman, c’est lui le meurtrier ?
Paul releva la tête, bouche bée et regarda d’où venait la voix.
Elles étaient assises deux tables plus loin. La mère tenait un livre et sa fille lui montrait la couverture du doigt.
  • Mais non, ma chérie. Lui, c’est l’auteur.
Il faillit éclater de rire tellement ses nerfs étaient à vif. Il finit sa bière et s’en alla, bien décidé à rentrer chez lui.
Pendant qu’il tapait le code d’entrée de son immeuble, une voix retentit dans son dos.
  • T’as vu ce que tu as fait ? T’es fier de toi ?
Il ouvrit la porte aussi vite que possible, rentra et la referma derrière lui. Dehors, deux hommes le regardaient comme s’il était fou. A leurs pieds gisait un tas de feuilles éparpillées.
  • Je vais devenir fou si ça continue comme ça.
En arrivant dans son appartement, il verrouilla la porte à double tour et courut vers la fenêtre pour examiner la rue. En bas, une voiture de police stationnait sur le trottoir.
  • C’est pas possible. Ils sont pas venus pour moi, je n’ai rien fait. De toute façon, je connaissais personne dans le métro.
Il ferma les rideaux et, alors que les anneaux glissaient sur la tringle, une petite voix lui répondit en chuchotant : Tu es sûr ?
  • Ca y est, j’entends des voix maintenant. Je deviens fou.
Il marcha en direction de la cuisine pour se préparer à manger, frottant ses pantoufles sur le carrelage. Il entendit soudain les voisins, qui discutaient plus fort qu’à l’habitude :
-  …pas possible…Il l’a tué…avec un couteau.
Paul s’arrêta et tendit l’oreille. Plus rien, pas de voix. Il attendit quelques secondes pour être sûr puis reprit sa marche. Les voix revinrent :
- …dangereux…la police…psychopathe.
Il stoppa encore et écouta, se demandant si sa voisine aurait pu être dans le métro. Toujours rien.
Il fit demi-tour, essayant de faire le moins de bruit possible et alluma la télévision pour créer un bruit de fond.
Ca allait déjà beaucoup mieux. Ils passaient une émission sur les prédateurs de la savane. Paul s’assit dans son fauteuil et commençait à s’assoupir lorsque le téléphone sonna.
- Allô ?
  • Ouais, salut, c’est Fred. Ca va ?
  • Pas mal, pourquoi ?
  • Comme ça. Putain, il est mort. Tu vas crever en enfer.
Paul faillit lâcher le téléphone.
  • Quoi ?
  • J’ai dit : putain je suis mort, j’ai eu une journée d’enfer.
  • Ah !
  • C’est de ta faute, t’aurais pas dû toucher le couteau.
  • Hein ?
  • C’est de ta faute, on aurait dû se coucher plus tôt mais t’es sourd ou quoi ? La prochaine fois que tu veux faire la tournée des bars, tu la feras sans moi.
Paul tentait de remettre de l’ordre dans ses idées, il ne savait pas si Fred se moquait de lui ou si c’était lui qui entendait mal. Etait-il possible qu’il soit au courant ? Y avait-il quelque chose dans sa voix qui l’avait trahi ? Pourquoi lui avait-il demandé si ça allait ?
  • Allô ?
  • Ouais, excuse- moi. Je repensais à la soirée d’hier.
  • Tu m’étonnes, on s’en est mis plein la tête.
  • C’est clair, je me demande ce que c’était le truc vert.
  • De l’absinthe.
  • Quoi ?
  • C’était de l’absinthe, je suppose qu’ils ont pas le droit d’en vendre, c’est pour ça que c’était aussi cher.
  • Mais ça peut te rendre fou, ça.
  • Arrête tes conneries, on a encore tué personne.
  • Pourquoi tu dis ça ?
Il devait savoir quelque chose, il n’arrêtait pas de faire des allusions à ça.
  • Pour rien . C’était juste un exemple pour montrer qu’on est pas fous.
Paul commençait à le haïr pour ce qu’il lui faisait subir. Il ne pouvait pas demander à Fred s’il savait qu’il avait peut-être tué un homme. Ca n’avait pas de sens. Il ne pouvait que se fier à son propre jugement tout en sachant qu’il était peut-être victime d’hallucinations. Il tournait en rond.
  • Bon, je vais te laisser, j’ai un truc sur le feu.
  • O.K. A la prochaine.
  • Salut !
Il alla se préparer un sandwich dans la cuisine sans cesser de penser à toute cette histoire. Il ne voyait qu’une solution : en parler. Mais s’il en parlait, d’une part il ne trouverait pas les mots pour s’expliquer et d’autre part, on le prendrait pour un fou. Peut-être même que la police était déjà sur ses traces.
Soudain, il entendit du bruit derrière la porte d’entrée. Comme des chuchotements et des frottements. Il s’en approcha sur la pointe des pieds et y colla son oreille. Plus rien. Paul ouvrit la porte d’un coup sec et se sentit stupide en voyant qu’il n’y avait personne. C’était bien des hallucinations.
Pendant le reste de la soirée, il sursauta au moindre bruit, s’imaginant des gens cachés dans les ténèbres, l’espionnant à travers la vitre.
A la fin, il décida d’aller dormir. Il ferait peut-être des cauchemars mais au moins ceux là n’étaient que le pur fruit de son imagination.
Se calant confortablement dans son lit, il attrapa son livre de chevet et commença à lire.
Après quelques pages, il crut entendre la poignée de la porte tourner. Ce n’est que mon esprit, du calme. De toute façon, c’est fermé à clef.
Son assurance commença à faiblir lorsque la porte grinça sur ses gonds. Puis vinrent les voix, il lui semblait que des gens parlaient à voix basse. Paul mit sa tête dans son oreiller mais il les entendait toujours.
  • Ne fais pas trop de bruit, il va nous entendre.
  • Et alors, s’il arrive, on le descend.
  • Mais on n’a pas de preuves. Il nous faut l’arme du crime.
Paul n’en pouvait plus, il demanda tout haut :
- Y a quelqu’un ?
Sans réponse. Les voix s’étaient tues. Le silence demeura pendant quelques instants puis ses voisins se mirent à parler.
  • Tu sais, on devrait prévenir la police.
  • Mais tu te trompes, il n’a rien fait.
Mon imagination, c’est juste mon imagination.
  • Mais je l’ai vu, quand la lumière est revenue, le type était mort.
  • Il n’était peut-être pas vraiment mort.
  • Il y avait du sang partout. Je vais appeler la police.
  • NON ! Attendez, je n’ai rien fait !
Le son de sa voix résonnant dans la chambre lui fit encore plus peur. Il se retourna dans son lit et quelque chose tapa au carreau. Il tendit l’oreille. Rien. Paul reposa la tête sur l’oreiller et on tapa encore.
  • Cette fois, il y en a marre.
Il se leva d’un bond et ouvrit la fenêtre en grand, tout en sachant qu’il habitait au 9ème étage. Il ne savait pas à quoi il s’attendait mais il ne le vit pas. Il prit le couteau dans la poche de son pantalon et monta sur le rebord de sa fenêtre.
Paul regarda les phares de voitures qui défilaient, en bas dans la rue. Puis il vit quelqu’un qui s’approchait de la porte d’entrée de son immeuble. Quelques secondes plus tard, son Interphone sonna.
  • C’en est trop, je suis fou.
Et il sauta.
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