samedi 2 février 2013

L'importance de la communication entre voisins



SAMEDI SOIR

Depuis son emménagement, Carl n’avait pas encore eu l’occasion de se détendre et de profiter de son nouvel appartement. Ce samedi soir était donc parfait pour se faire sa petite pendaison de crémaillère perso.
Au programme : Téléphone éteint, un bon petit plat cuisiné, le dernier film d’action américain ( beaucoup d’explosions, très peu de scénario ), puis la lecture du dernier tome de la Roue du Temps accompagné des meilleurs albums de rock psyché des années 70. Des vraies petites vacances.
Carl démarra donc son film en dégustant son poulet curry, se laissant absorber par la succession d’images qui défilait devant ses yeux.
Une fois son repas terminé, il s’allongea dans son canapé, enveloppé à la fois d’un duvet et d’un profond sentiment de satisfaction. Devant lui, une grande métropole américaine se faisait ravager par un troupeau d’hostiles extra-terrestres.
Soudain, le mur de son salon, celui qu’il partageait avec son voisin, se mit à vibrer. Trois coups sourds retentirent.
Malgré son inquiétude à l’idée que son voisin de palier puisse être atteint de troubles psychologiques, il ne fallut pas longtemps à Carl pour se replonger dans son film. Par deux fois, le phénomène se reproduisit, à intervalles réguliers.
Probablement une machine à laver, se dit-il.
Carl coupa la vidéo à l’apparition du générique et lança une play list préparée spécialement pour l’occasion. Du Doors, du Led Zeppelin, du Pink Floyd, le tout enrobé de quelques morceaux de post rock bien longs. Ce qui méritait une petite hausse du volume.
Quinze minutes plus tard, alors que Rand, accompagné d’un mix d’Aiel, d’Ashamans et d’Aes Sedai, se préparait à décimer une armée de vilains Trollocs, ce fut au tour de son sol de vibrer. Pareil. Trois fois.
Etrange. Le voisin du dessous aussi serait bon pour l’asile ? Peut-être tentait-il une nouvelle position sexuelle avec sa femme ? Que son appartement était bas de plafond ?  L’idée le fit sourire, sans l’inquiéter plus que ça.
Puis encore une fois.
Carl coupa la musique pour identifier la source du bruit, mais n’eut que du silence à interpréter…Bon…Il remit la musique.
Le sol vibra encore quelques fois pendant un morceau de Sepultura qui s’était perdu au milieu de sa sélection. Puis silence.
Puis sa sonnette retentit.
Se demandant qui pouvait bien passer chez lui à cette heure tardive, pendant sa soirée détente, qui plus est.
La sonnette retentit à nouveau.
« Oui, oui, j’arrive ! »
Carl ouvrit la porte sur son voisin, qui semblait passablement mécontent.
« Ca va pas, non ? » s’exclama Mr Portinot 
« Bonsoir…quoi ??? » Répondit Carl, interloqué…
« Ca va pas de mettre la musique aussi fort ? Ca fait au moins dix fois qu’on vous le dit ! »
« Ah bon ? Mais c’est la première fois que je vous vois ce soir. Vous avez sonné avant ? »
« Vous avez pas entendu ? Mme Flicouni a tapé contre le mur toute la soirée ! Et j’ai cassé mon balai sur le plafond ! »
« De…je…quoi ??? »
« Ca fait deux heures qu’on vous demande de baisser la musique ! »
« Encore une fois, Mr Portinot, c’est la première fois que je vous vois ce soir. »
« Les coups sur les murs, et au plafond ! C’était pour vous dire de baisser la musique ! »
« Houlà, j’ai peur de comprendre…êtes-vous en train de me dire que dans cet immeuble, la communication entre voisins se fait à travers les murs ? »
« Ben si vous tenez absolument à faire des grandes phrases, oui, c’est ça ! »
« D’accord, j’en prends note. Excusez donc pour le bruit, je ne pensais pas déranger. »
En entendant ses excuses, le voisin sembla se calmer, tentant de justifier sa perte de sang-froid.
« Ben c’est pas grave, mais vous comprenez, je travaille demain et Mme Flicouni élève seule ses enfants en bas-âge, c’est pas facile pour elle… »
« Non, non mais je comprends, je mettrais la musique moins fort la prochaine fois. Et donc, vous me confirmez donc qu’il est d’usage de communiquer avec ses voisins à travers les murs dans cet immeuble ? »
« Ben oui, c’est plus simple, dans certains cas. Bon, je vais pas vous déranger plus longtemps, j’ai une grosse journée demain… »
« Aucun problème, bonne nuit donc, Mr Portinot, et encore désolé… » Dit Carl en fermant la porte.

L’annonce de Mr Portinot venait de faire sauter une limite dans son esprit, laissant la place à une infinité de possibilités. Carl allait bien s’amuser dans son nouvel appartement.

DIMANCHE MATIN

A peine Carl avait-il ouvert les yeux que l’incident de la veille lui revint en mémoire.
Il resta quelques minutes au lit à méditer sur la situation puis se leva tranquillement, enfila un T-shirt, un pantalon et hurla à tue-tête :
« AAAH, QU’EST-CE QUE J’AI BIEN DORMI ! C’EST HALLUCINANT COMME MON NOUVEAU SOMMIER ME CHANGE LA VIE ! AVANT J’AVAIS UN VIEUX SOMMIER EN BOIS QUI ME DONNAIT MAL AU DOS, LA, C’EST LE JOUR ET LA NUIT. AH, AH, LE JOUR ET LA NUIT ! VOUS AVEZ COMPRIS ? ET J’AI MÊME PAS FAIT EXPRES ! »
Il tendit l’oreille quelques secondes, pas de réponse…puis un nouveau-né se mit à pleurer. Bon, les voisins devaient être absents.
Carl se servit un bol de cornflakes qu’il avala rapidement avant de s’allumer une cigarette. A peine fut-elle éteinte, qu’une sensation familière lui contracta l’estomac.
« Houlà, comme quoi, la bonne vieille formule ‘Corn flakes, clope, caca’ reste valide… »
Il se précipita dans les toilettes, s’assit en catastrophe et vida bruyamment ses intestins en poussant un soupir de soulagement.
Une porte claqua dans l’appartement d’à côté.
« AH BEN VOUS ETES LA ? DESOLE POUR LE BRUIT, HEIN ? CA DOIT ETRE LE POULET CURRY D’HIER QUI ETAIT PRESSE DE SORTIR ! CA ME FAIT TOUJOURS CA ! MA MERE DISAIT QUE J’AI UN DIGESTION SUPER RAPIDE ! PROBABLEMENT PAS UN TERME MEDICAL, HEIN ? AH AH ! »
« MAIS ? MAIS ? IL VA FERMER SA GUEULE, OUI ? »
Content d’avoir enfin une réponse, Carl reprit de plus belle.
«  AH , MAIS VOUS ETES PAS AU COURANT ? C’EST MR PORTINOT, IL A DIT QU’ON COMMUNIQUAIT A TRAVERS LES MURS ICI ! LA, IL DOIT ETRE AU BOULOT, IL TRAVAILLE LE DIMANCHE, VOUS SAVEZ ? CA DOIT PAS ETRE FACILE ! VOUS POURREZ LUI DEMANDER QUAND IL RENTRERA ! »
Carl passa ainsi sa journée à commenter en détail à haute voix chacune de ses actions. Les voisins semblaient apprécier sa tentative pour s’intégrer à la vie de l’immeuble et l’encourageait en lui balançant toutes sortes d’insultes.
Lorsque Mr Portinot revint de sa journée de travail, Carl essaya, sans succès, d’engager la conversation.
Il lui vint alors une idée…peut-être ne l’entendait-il pas ? Sachant qu’il entendait bien la musique, il suffit à Carl de brancher un micro sur sa chaine hifi pour amplifier sa voix. Dans un souci d’efficacité, il plaqua également les enceintes face contre le sol, histoire qu’il n’ait pas à se répéter. La communication était extrêmement importante entre voisins.
«  BONSOIR MR PORTINOT ! CA VA ? C’ETAIT PAS TROP DUR LA JOURNEE ? DESOLE POUR LES LARSENS, MES ENCEINTES NE SONT PAS DE TRES BONNE QUALITE ! JE LES AIE ACHETEES SUR INTERNET ALORS C’EST UN PEU LE BORDEL POUR LES RETOURNER ! C’EST CA LE PROBLEME AVEC LES ACHATS SUR INTERNET ! C’EST PRATIQUE MAIS DES QU’ON A UN PROBLEME… »
Le sol se mit soudain à vibrer. Trois coups qui firent trembler le vaisselier.
« AH, VOUS N’AVEZ PAS D’AMPLI ? VOUS VOULEZ FAIRE CA EN MORSE ? CA VA PAS ETRE FACILE MAIS JE VAIS ESSAYER ! JE CONNAIS JUSTE COMMENT ON FAIT SOS ! »
Il illustra ses paroles en sautant 9 fois sur le sol, trois fois rapidement, trois fois plus espacées, puis à nouveau trois rapides.
Carl alla se coucher tôt ce soir-là, car il devait partir au travail à 6h30, mais il fut satisfait de constater que personne n’était venu sonner à sa porte. Tous les messages avaient été transmis via ce moyen de communication fort pratique.

LUNDI MATIN, 6h30.

« BON, JE VAIS AU BOULOT, MOI ! PAS FACILE LE LUNDI, HEIN ? »

LUNDI SOIR

« WOW , VOUS AVEZ VU LES INFOS ? C’EST FOU, HEIN ? METTEZ LA 2 ! VOUS ETES SUR LA 2 ? »
« FERME TA GUEULE OU J’APPELLE LES FLICS ! »
« PARDON ? J’AI PAS BIEN ENTENDU ! Y A UN MUR ENTRE NOUS QUAND MEME, FAUT PARLER PLUS FORT ! »

VENDREDI SOIR

La semaine s’était déroulée sans incident particulier. Carl continuait à dialoguer régulièrement avec ses voisins, chantant des berceuses aux enfants, commentant l’état de son transit intestinal. Cette technique de commmunication était si efficace que, lorsqu’il les croisait dans les escaliers, ses voisins détournaient les yeux et ne décrochaient pas un mot. Ils n’avaient plus rien à dire. Tout avait déjà été dit. Quelle chance de partager une telle intimité avec ses voisins de paliers.
Il s’était même acheté un micro HF pour pouvoir se promener dans tout son appartement sans être embêté par le fil.
Carl se prépara un bon bain bien chaud, pour se détendre après une longue semaine de travail, commentant les furoncles à l’allure bizarre qui poussaient sur ses fesses, dans le micro, posé sur le bord de la baignoire.
Une fois son inspection terminée, il s’appuya sur le rebord de la baignoire pour attraper le livre qu’il avait posé sur le panier de linge sale.
Malheureusement, sa main mouillée glissa sur l’email, rompant son équilibre précaire. Carl virevolta et heurta violemment la baignoire de son dos. Le choc provoqua une onde de douleur fulgurante dans son corps, puis soudainement, plus rien.
Lorsqu’il reprit connaissance, Carl gisait la tête en bas, sur le sol tandis que ses jambes pendaient dans la baignoire pleine d’eau encore tiède. Son dos formait un angle bizarre. Il tenta de s’appuyer sur son coude pour se redresser, mais son bras n’obéit pas. Ni le reste de son corps d’ailleurs. Il était paralysé.
« Aie… » . Miracle ! Sa voix marchait encore ! Il pouvait appeler au secours !
« AIDEZ MOI ! »
«  JE SUIS TOMBE ! JE SUIS PARALYSE ! »
Le microphone, trop loin, tourné dans la mauvaise direction, ne le captait pas.
Carl hurla à tue-tête, décrivant sa situation, mais le volume de sa voix était faible, ses poumons comprimés par la position de son corps, qui eut été inconfortable s’il avait pu ressentir quoi que ce soit.
Il continua d’appeler au secours pendant plusieurs heures.


Vers 22h30, Mr Portinot, pris de remords décida d’aller voir ce qui se passait. Il monta les escaliers et tomba face à face avec Mme Flicouni, qui tenait son fils endormi dans ses bras. Ils se fixèrent longuement, hochèrent la tête lentement, et regagnèrent leurs appartements respectifs, sans un bruit.
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