mardi 18 janvier 2011

Le vol

Les passagers, guidés par de bienveillantes hôtesses, prirent place peu à peu dans le 747, chargeant les compartiments à bagages de leurs effets personnels, délestés de tout objet coupant, flacons de liquide ou tout autre accessoire pouvant servir à une attaque terroriste.
Barbara s’installa sur son siège, 47E, allée centrale, en espérant qu’au moins une place reste libre à côté d’elle, afin d’étendre ses jambes pendant ce vol de 10 heures.
Un homme, trentenaire, sac sur l’épaule, sembla s’intéresser à sa rangée, compara son billet avec le chiffre inscrit au plafond et, apparemment satisfait du résultat, lui adressa un sourire tout en se glissant entre les fauteuils.
_ Bonjour mademoiselle. Vous parlez français ?
_ Oui, un peu.
_ Parfait, je me présente, je m’appelle Jacques.
_ Barbara, enchantée.
_ De même, nous allons donc être compagnons de voyage, il me semble. Vous êtes italienne, non ?
_ Oui, vous avez reconnu mon accent ?
_ Ca et le fait que nous sommes à Rome.
_ Et vous, vous venez d’où ?
_ De France, Arlette-sur-Essel, dans le Doubs.
_Ah, j’aime beaucoup la France.
_ Bien sûr, comme tous ceux qui n’y vivent pas.
Les stewards défilèrent afin de compter les passagers et de vérifier que leurs ceintures étaient bien attachées. Les passagers eurent ensuite droit à un discours de bienvenue, en anglais, italien, français et allemand.
_ C’est un peu lourd toutes ces traductions, l’anglais suffirait largement, et du français à la limite, là ça leur prend trois quart d’heure pour dire bonjour, on va être obligés de se taper quatre fois la formation sécurité.
Pendant bien trois minutes et demi, Jacques lui avait paru sympathique mais Barbara révisa rapidement son jugement. Les dix heures allaient être très longues.
Elle était tout de même très contente de partir au Canada, cette bourse s’avérait représenter une excellente opportunité même si son pays favori restait la France.
Bof, ce sera pour plus tard, chaque chose en son temps, se dit-elle.
_ C’est pas vrai, y a pas de place pour les genoux dans ce coucou, je vais jamais tenir, il faudra m’amputer à l’arrivée. Manquerai plus qu’un moutard se mette à piailler.
Et, comme s’il attendait justement ce signal, un bambin choisit cet instant pour hurler son mécontentement, suffisamment fort pour couvrir les explications de l’hôtesse qui se battait avec un masque à oxygène.
_ Et voilà, dit Jacques, avant de se prendre la tête entre les mains.
Les braillements se prolongèrent durant toute la phase décollage, comme si l’enfant n’éprouvait pas le besoin de respirer. Jacques finit par se retourner sur son siège :
_ Vous ne pourriez pas le faire taire non ?
Barbara posa la main sur le bras de son voisin, en une vaine tentative d’apaisement.
_ Elle n’y peut rien, ce n’est pas grave.
La jeune maman serrait son poupon contre son sein, l’air gêné, tentant de le calmer en le balançant de droite à gauche.
_ Oui, mais j’aimerais bien dormir et là, je peux pas.
Une dizaine de minutes s’écoulèrent encore avant que la mère ne parvienne à rétablir le silence. Durant tout ce temps, Jacques se tortillait sur son siège en marmonnant qu’il devait rester de la place dans la soute à bagages.
_ Ah, pas trop tôt, je vais pouvoir dormir.
Et étonnamment, c’est ce qu’il fit en cinq minutes chrono. Barbara poussa un soupir de soulagement. Enfin tranquille.
Pas vraiment, car la rangée de sièges se mit soudainement à vibrer. Vibration accompagnée d’une tonitruante flatulence et d’une odeur de mort. Sur au moins quatre rangs, d’un hublot à l’autre, les passagers se bouchèrent le nez en secouant la tête, poussant de petits cris d’indignation.
Barbara, écoeurée, saisit son sac à vomi, s’attendant à moitié à ce que les masques à oxygène descendent de leur cachette. Jacques, inconscient de la réaction provoquée par sa détente musculaire, décida de passer à l’étape suivante en entamant une série de ronflements sonores, doucement d’abord, puis de plus en plus fort, entrecoupés de reniflements et autres borborygmes. Bizarrement de nombreuses personnes aux alentours furent prises d’une envie subite de siffler le pont sur la rivière Kwaï, pas toujours juste mais en chœur. Rien n’y fit.
Barbara était à deux doigts de la dépression nerveuse. Elle se préparait à lui écraser l’oreiller gracieusement fourni par la compagnie sur le visage lorsque le bambin, réveillé par les ronflements, se joignit au concert.
Jacques se dressa aussitôt sur son siège, l’air perdu pendant que plusieurs passagers applaudissaient.
_ Ho non ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Vous allez le faire taire ou je le jette par la fenêtre ?
_ Vous ronfliez, ça a réveillé le gamin.
_ Et alors je fais pas exprès.
_ Et bien lui non plus, alors foutez lui la paix à la fin ! Vous aviez raison, j’aime bien la France mais si les français sont tous comme vous, je crois que je vais passer ma vie au Canada.
Une hôtesse choisit ce moment pour s’approcher de Barbara :
_ Calmez vous mademoiselle, nous nous excusons pour le désagrément, il se trouve qu’il nous reste une place de libre en première classe, nous serions heureux de vous y transférer.
_ Ce sera avec plaisir.
Une fois le déménagement accompli, Barbara posa la tête sur son oreiller, et sombra dans un sommeil profond, ne se réveillant que pour entendre le pilote annoncer l’atterrissage à Toronto.
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